Les choses de la vie
Ça commence le 17 mars 2019 à Porto Rico, sur le coup de midi. Je termine une course menée tambour battant et décroche ma qualif’ pour les mondiaux Ironman 70.3 de Nice. Repos, reprise et prépa crescendo avec en point de mire l’Ironman de Mar del Plata le 1er décembre. La trajectoire est rectiligne, les séances s’allongent progressivement et tout va bien jusqu’à ce dimanche moite de fin juin qui me voit chuter à vélo : genou scalpé, qu’un urgentiste recoud au point de croix. Reprise du vélo six jours plus tard et nouvelle chute, bien plus méchante cette fois-ci, sur une route rainurée et à 40 km/h. Retour aux urgences et verdict: rupture du ligament acromioclaviculaire antérieur, plaies multiples, hématomes et 6 semaines d’arrêt. Neuf jours plus tard, mon frère décède et une trappe s’ouvre sous mes pieds, qui m’avale et me précipite dans la nuit.
Décider de prendre ou non le départ de ce championnat du monde n’a pas été facile. D’essentiel, le triathlon est subitement devenu très secondaire, voire dérisoire. D’affuté, ce corps qui s’est toujours plié aux défis que je lui ai imposés est devenu douloureux et friable. C’est finalement deux semaines à peine avant l’épreuve que je décide d’y aller, avec au compteur, depuis fin juin, environ 500 kilomètres de vélo, une petite centaine à pied et zéro en natation. Un défi en forme de catharsis.
Quelques jours avec moi
Je prends mes quartiers niçois une semaine avant l’épreuve, dans un grand appartement très lumineux situé à deux pas de la place Masséna, sur laquelle sont installés la zone de transition T1 et le barnum Ironman. Il fait chaud, je reste autant que possible dans la fraîcheur climatisée de mon nouveau chez moi, ne sortant que pour me ravitailler, aller courir ou rouler. Durant cette semaine, je teste le parcours à pied, rapide à l’exception de deux faux plats, qui longe la Promenade des Anglais et ses palaces rococos. Et aussi, avec deux charmantes australiennes, le parcours vélo qui s’avère redoutable. Une première section plate et rapide de moins de 10 kilomètres mène à Saint Laurent du Var, d’où l’on s’élève dans l’arrière-pays niçois d’abord par une bosse bien raide, puis par la longue ascension du col de Vence aux pourcentages plus cléments. Le paysage est somptueux, mais ensuite ça descend interminablement pendant pas loin de 25 kilomètres, sur des routes pas toujours en très bon état et avec des virages parfois très techniques : tout ce que je n’aime pas.
Tandis qu’approche le jour de la course, le flot de triathlètes s’intensifie dans la ville, les barrières apparaissent le long de la Promenade, les oriflammes Ironman claquent au vent et les copains arrivent de Colmar (4), de Bordeaux (4) et de Paris (1) pour m’encourager. S’y ajoutent la tribu Renesson Philippon, dont l’impériale Nadia régna sur le triathlon guadeloupéen pendant plusieurs saisons, et le néo niçois (et ex Grenouille) Cyrille Cauvin. Bref, la famille se reconstitue et ça fait du bien au moral.
Le déroulement de la veille de la course respecte un ordre immuable : préparer ses sacs de transition, aller jeter un œil à la course des filles (allez Nadia ! allez Christel ! allez Mathilde !), rentrer se mettre au frais puis descendre déposer les sacs de transition. Pas franchement impressionné par la conception de l’entrée de la zone T1 et son goulot d’étranglement qui nous oblige à faire la queue pendant 45 minutes en plein cagnard pour déposer nos vélos, là où l’an dernier par exemple il m’avait fallu environ 5 minutes pour le faire en Afrique du Sud. Dans le parc, je discute avec Nadia qui vient de faire une super course et, comme toujours très sereine, me donne quelques tuyaux sur les différents parcours.
Un dernier gros plat de pâtes avalé pendant que le jour achève de se dissoudre, et je m’endors en évitant de songer à ce qui m’attend le lendemain, à la façon dont je vais négocier cette course à laquelle je suis si peu préparé.
Le réveil sonne à 4 h 15. Le silence de la ville est troué des cris des fêtards pas encore couchés mais très imbibés. J’avale mes 4 cakes énergétiques et mes deux Smecta, je me douche et je colle sur mon avant-bras et mon mollet gauches les tatouages portant mon numéro de dossard. Je descends retrouver Valéry qui m’attend, ponctuel, devant la porte de l’immeuble et nous partons au parc à vélos remettre de l’air dans nos pneus, clipper nos chaussures sur les pédales, installer nos bidons, scotcher nos fléchettes énergétiques et installer nos barres dans nos merveilleuses lunch boxes. Puis, comble du luxe, nous regagnons nos pénates respectifs pour une heure de relaxation et de concentration avant de gagner ensemble la zone de départ.
Classe tous risques
C’est sur celle-ci que tombe la nouvelle : les combinaisons de natation sont interdites, car la température de l’eau dépasse le seuil de 24.5°C. Etrange, car la veille, les filles ont eu droit à la combi. Voilà qui ne fait guère mes affaires, car je comptais sur l’effet combi pour atténuer l’impact de deux mois et demi sans natation. Espérons que la surbombi Aquarush achetée la veille chez Kiwami va me permettre de limiter les dégâts
On s’épluche, on enfile nos bonnets, on ajuste nos lunettes et on rentre dans le rang des concurrents de notre catégorie, qui, tel la légion romaine, avance inexorablement vers la ligne de départ au fur et à mesure que s’élancent les concurrents des vagues précédentes. Comme cela est devenu l’habitude, le départ se fait par rolling start (10 concurrents partent toutes les 15 secondes), si bien qu’il est difficile de se repérer par rapport aux autres concurrents de sa caté. Ce qui, dans mon cas et dans les circonstances présentes, n’a strictement aucune importance. Mon seul souci est de savoir si je vais pouvoir nager 1.9 km avec une épaule en vrac.
La réponse est oui, mais pas très vite. Comme au ralenti, j’avale le parcours sans pouvoir appuyer, et en gérant au mieux la douleur. Je sens que je ne vais pas vite, et en effet, je sors de l’eau en plus de 39 minutes.
Je galope pour rejoindre la zone de transition, je récupère mon sac au passage, lutte un peu pour enlever ma surcombi, enfile mon casque et rejoins mon fier destrier. Vélo en main, je cours sur le tapis épais jusqu’à la ligne de départ du parcours vélo, sous les encouragements de mon fan club (merci !). Et c’est parti pour 91 kilomètres de montagnes russes.
Compartiment tueurs
La Promenade file à toute allure sous mes Zipp 404. Je savoure d’autant plus ce moment de glisse que je sais qu’il ne va pas durer. Et en effet, passé St Laurent, nous voilà en pleine élévation physique, à défaut d’être spirituelle. C’est le moment d’en profiter, pour les grimpeurs dans mon genre, alors j’en profite. Même scénario dans l’ascension du col de Vence, que je suis enchanté d’avoir reconnu quelques jours plus tôt. J’y vais à la régulière, je vois passer le postérieur de Laurent Jalabert. Mais passé le sommet, les choses se gâtent car ça descend et ça tourne, interminablement. C’est par centaines que me doublent alors les concurrents qui descendent comme des missiles. Je n’en doublerai aucun pendant plus de 25 kilomètres et je sais que l’addition va s’avérer salée à l’arrivée. Mon objectif est de ne pas tomber –et surtout pas sur l’épaule, sinon c’est le bloc opératoire direct. J’apprendrai bien plus tard qu’un concurrent a fait une chute de 20 mètres pendant l’épreuve, et y a laissé son fémur. J’ai froid, j’ai les chocottes et je guidonne sérieusement, mais je finis par atteindre, après bien des méandres, l’affreuse zone industrielle de St Laurent qui offre l’immense avantage d’être plate. Je me couche sur mon Shaka et me venge de quelques concurrents en filant plein pétrole vers le parc à vélo, sur la Promenade frangée de palmiers. Je pose le vélo, récupère mon sac de transition et m’équipe (casquette, lunettes, fléchettes, godasses, chaussettes, chaussettes de contention). C’est parti pour un semi-marathon.
Une histoire simple
Quoi de plus naturel que de courir ? Le bitume est lisse, il fait beau, alors allons y. Je sais que je n’ai ni les jambes, ni le foncier, ni la vitesse pour faire un carton, donc je gère au feeling. Parti un peu vite comme toujours, je sais que je ne tiendrai pas longtemps à 4’30 au kilomètre. Mon régulateur de vitesse va se mettre en route tout seul. Comme d’habitude, je bois à tous les ravitos et avale une fléchette tous les deux ravitos, en évitant de marcher. Je réduis l’allure quand je sens arriver une crampe, et je souris aux copains qui m’encouragent sur le parcours. Assez peu de public, sauf vers la ligne d’arrivée, et globalement une ambiance très moyenne comparativement à ce que j’ai connu sur beaucoup d’autres épreuves. Première moitié bouclée en environ 50 minutes, pas fracassant mais pas déshonorant. La deuxième moitié sera plus lente, ma moyenne kilométrique faiblit. Passé le demi-tour à l’aéroport, je sais que je suis sur le chemin du retour (il reste 5 kilomètres). Toujours au train parce que je ne peux pas faire mieux physiquement, je compte les kilomètres restant, je vois au loin le dernier ravito, puis l’arche d’arrivée se dessine. Le tapis enfin, et c’est fini, sans panache et sans joie. Je reçois une casquette, un T shirt, une énorme médaille et une immense serviette. Je fais l’impasse sur la zone de restauration (de nouveau une file d’attente interminable), je récupère mon vélo, mes sacs de transition et je rentre chez moi me doucher et manger avec les copains sur la terrasse.
Un cœur en hiver
Le cirque a quitté la ville, mais ses acteurs arpentent toujours ses rues alors que je traine mes valises vers la station de tramway. Nice 2019, c’est terminé. Place à Taupo 2020, horizon lointain à tout point de vue. Dans l’immédiat, pour moi les vacances débutent et l’horizon est beaucoup plus proche : une maison au-dessus de la mer Egée, sur une île perdue, où réparer corps et âme avant de préparer, peut-être, quelque nouveau défi. J’attends l’étincelle qui va remettre le feu à l’envie, et je trouve qu’elle tarde un peu.
C’est la fin de ma saison, il n’y aura pas d’Ironman de Mar del Plata, pas de slot pour Kona, mais un programme de préparation physique intense pour me remettre en selle.
A toutes celles et ceux qui m’ont épaulé, réconforté, encouragé : merci. A Sylvain, pour les programmes de défonce et les conseils ; à Rémy pour les séances de natation ; à Fred pour les réparations ; à Marc et Eurydice pour les voyages en Sibérie ; à Jean-Paul pour l’écoute ; à Thomas, Véro, Jean-François, Michel, Laura, Sylvie, Benoît, Pascale, Eric, Nadia, Bertrand, Jules, Charlotte et Marion pour les encouragements ; à Valéry pour l’émulation dans la bonne humeur. Et à vous qui me lisez.
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